Réplique

Le 9 février 2022

Le premier billet de ce blog est une réplique à un compte rendu de mon livre, Le moment Nuremberg, paru récemment dans la revue Sociologie du travail.[i] Ce compte rendu fait suite à une vingtaine de recensions, qui, tout en soulignant l’intérêt et l’originalité de l’ouvrage, proposent une discussion critique de certains points. Une critique souvent pertinente et constructive, qui invite à la discussion scientifique.

A la différence des lectures précédentes, le compte rendu paru dans Sociologie du travail pose, à mon sens, plusieurs problèmes. D’une part, l’auteur de la recension, Daniel Sabbagh, ne restitue pas précisément les étapes de l’argumentation générale de mon livre, se contentant de discuter quelques thèmes choisis de manière un peu impressionniste. D’autre part, et cela est plus gênant, les critiques formulées au fil de la recension sont souvent fragiles, voire infondées.

Pour le dire sans détours, cette lecture de mon livre, partielle et partiale, me laisse perplexe. Un mot d’abord sur les traductions supposées fautives de certains termes anglais dans mon livre. Je m’explique longuement sur le choix, assumé, de certains termes anglo-américains. Dans sa conception « domestique », le racisme est aussi et surtout une affaire de famille à régler en famille, derrière les portes closes du foyer. Dès lors, traduire cet adjectif par « intérieur », au sens des affaires intérieures d’un État, ne rend pas compte du double sens de ce terme en anglais. Je préfèrerais toujours l’anglicisme heuristique à la fausse élégance des traductions convenues.[ii]

Venons-en aux critiques plus substantielles. Je n’ignore évidemment pas la longue histoire de la contestation du racisme aux États-Unis. Le livre mentionne ainsi les analyses de W.E.B. Du Bois, Ashley Montagu ou Gunnar Myrdal au cours de la Seconde Guerre mondiale.[iii] Je souligne la clairvoyance du premier, depuis au moins 1918, à l’égard des enjeux « domestiques » de la politique étrangère étatsunienne.[iv]

Si je n’évoque pas directement, dans le livre, le commentaire critique que fait Herbert Wechsler de l’arrêt Brown vs. Board of Education (1954)[v], j’aborde longuement cette question dans un article récent qui souligne les continuités d’une approche « internaliste » du racisme chez les juristes étatsuniens, de Nuremberg à aujourd’hui, en passant par l’arrêt Brown.[vi] A cet égard, la Critical Race Theory n’échappe pas à la règle, comme en atteste la séduction exercée par l’article de Wechsler sur l’analyse que propose Derrick Bell du fameux arrêt de 1954.[vii] Cette séduction est surprenante quand on connaît le rôle joué par le premier dans la définition restrictive des crimes racistes en droit international. En effet, comme je le montre dans Le moment Nuremberg, la définition adoptée à Londres en août 1945 doit beaucoup au travail de neutralisation entrepris en coulisse, dans les mois précédents, par toute une série d’experts au premier rang desquels figure Herbert Wechsler.

Enfin la référence au génocide culturel n’a rien d’anachronique, contrairement à ce qu’affirme Sabbagh, dans la mesure où Lemkin lui-même militait depuis plusieurs années pour la prise en compte de cette forme de génocide dans la Convention internationale finalement adoptée en décembre 1948. Sur ce point, il perdit la partie face à l’hostilité des États-Unis, entre autres. L’auteur ignore donc l’existence de débats animés sur cette notion dans les années 1945-1948, débats que j’évoque pourtant dans mon livre. Toutefois, à cette époque, les partisans d’une définition élargie de la catégorie de génocide ont essentiellement en tête les politiques d’assimilation et d’acculturation forcées conduites en Union soviétique, dans les pays baltes en particulier. J’explique en détail dans mon livre les raisons pour lesquelles Lemkin s’oppose publiquement aux appropriations, par les Africains-Américains notamment, de la notion de génocide en général et de génocide culturel en particulier.

Précisions ici que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur du compte rendu, les rédacteurs de la pétition « We Charge Genocide » (1951) s’appuient non seulement sur le texte (restrictif) de la convention de 1948, mais aussi sur la conception (extensive) de ce crime défendue initialement par Lemkin. Selon lui en effet, « Genocide can be effected by physical, political, social, cultural, biological, economic and religious and moral oppression ».[viii] Dans son opus majus, comme dans ses écrits d’après-guerre, Lemkin revient à plusieurs reprises sur la notion de génocide culturel. Les débats autour de cette notion et son éviction du projet de convention internationale ont été récemment étudiés par plusieurs auteurs.[ix]

En définitive, on peut se demander si l’on a affaire ici à de simples inattentions dues à une lecture rapide et superficielle du livre et/ou à de discrets effets de (sous-)champs et autres jeux de position académiques. Deux hypothèses à cet égard :  la critique, manifestement infondée, trahit sans doute les réflexes défensifs de spécialistes des études américanistes et des questions africaines-américaines, qui, en l’espèce, admettent mal les incursions dans ce qu’ils ou elles considèrent comme « leur » domaine. Elle est probablement aussi le reflet des tensions propres aux études sur la race et le racisme dans l’espace académique français, notamment autour de la réception de la Critical Race Theory. Ce courant de recherche étatsunien propose depuis les années 1980 d’articuler sociolegal et racial studies, cherchant notamment à dégager l’impensé racial des normes juridiques en apparence les plus neutres et générales. Même s’il est possible et souhaitable de discuter certaines analyses des tenants de ce courant, il n’en reste pas moins qu’il aurait mérité, pour son tranchant et sa potentialité critiques, davantage de considération en France – et en France précisément.[x]

Positionnement (à l’intérieur du champ académique national) ? Réception conflictuelle (d’approches impertinentes développées outre-Atlantique) ? L’exercice du compte rendu scientifique n’est pas – on le sait – imperméable à de tels enjeux.

Guillaume Mouralis, 9 février 2022


Références

[i] Daniel Sabbagh, « Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale », Sociologie du travail, décembre 2021, vol. 63, no 4.

[ii] Je ne m’étendrai pas ici sur la teneur – supposée mal comprise par l’auteur du compte rendu – du 14e amendement de la Constitution américaine (1868) qui stipule, dans sa section 1, que « toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ou n’appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis » (je souligne). Que cette disposition bénéficie aussi aux « résidents étrangers » n’invalide pas le fait que le 14e amendement garantisse bien l’égale protection devant la loi des citoyens – que cette loi soit fédérale ou locale.

[iii] W.E.B. Du Bois, “The Future of Africa in America” [April 1942], in: H. Aptheker (ed.), Against Racism: Unpublished Essays, Papers, Addresses, 1887–1961, Amherst, University of Massachusetts Press, 1985, p. 173-183; Ashley Montagu, Man’s Most Dangerous Myth. The Fallacy of Race, New York, Columbia University Press, 1945 [1942]; Gunnar Myrdal, American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy, New York & London, William S. Hein & Co., 1944. Concernant Du Bois, je souligne combien les désillusions de 1945 – il assiste à la conférence de San Francisco – lui rappellent celles qui ont suivi, en 1919, le premier congrès panafricain à Paris, concomitant de la conférence de Versailles.

[iv] Le moment Nuremberg, chap. 4.

[v] Herbert Wechsler, « Toward neutral principles of constitutional law », Harvard Law Review, 1959, 73(1), p. 1‑35.

[vi] Guillaume Mouralis, « Race et droit aux États-Unis : l’ombre de Nuremberg » (dossier « Race et droit » sous la dir. de Lionel Zevounou), La Revue des droits de l’homme, janvier 2021, no 19.

[vii] Derrick A. Bell, « Brown v. Board of Education and the Interest-Convergence Dilemma », Harvard Law Review, 93(3), p. 518-533.

[viii] Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe. Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1944, p. xi, cité dans William L. Patterson (ed.), We Charge Genocide. The Historic Petition to the United Nations for Relief from a Crime of the United States Government Against the Negro People, New York, Civil Rights Congress, 1951, p. 46.

[ix] Mark Lewis, The Birth of the New Justice. The Internationalization of Crime and Punishment 1919-1950, Oxford & New York, Oxford University Press, 2014; Anton Weiss-Wendt (ed.), Documents on the Genocide Convention from the American, British, and Russian Archives. The Politics of International Humanitarian Law. 1933-1948, London, Bloomsbury, 2018.

[x] Hourya Bentouhami-Molino et Mathias Möschel (eds.), Critical race theory. Une introduction aux grands textes fondateurs, Paris, Dalloz, 2017; Lionel Zevounou, « La question raciale chez les juristes américains », La Vie des idées, 27 novembre 2020 ; Isabelle Aubert et Magali Bessonne, « Une réception francophone de la Critical Race Theory est-elle possible ? » (introduction au dossier « La Critical Race Theory est-elle exportable en France ? », auquel Daniel Sabbagh a contribué), Droit et Société, 2021, no 108, p. 279‑285. On notera la double interrogation dans les titres de l’introduction et du dossier.